20

 

— Alors ? lui demanda-t-elle le lendemain matin au déjeuner.

Malgré ses vaillants efforts pour rester éveillée, elle dormait à son retour et il se douchait quand le distant carillon l’avait tirée de son sommeil.

— J’ai trouvé des frusques facilement, dit Lars avec un soupir frustré. Les recherches et les arrestations des Anciens consécutives à ton enlèvement ont été beaucoup plus approfondies et nombreuses – malgré le bluffeur, il ne prenait pas de risques – que nos visiteurs ne nous l’avaient donné à entendre. Ou peut-être ne le savaient. Bref, quiconque a jamais eu la moindre anicroche avec la police – même une simple contravention à la circulation – a été arrêté. Une demi-douzaine d’étudiants ont été expédiés en réhab sans jugement.

— Olver ?

Lars se passa la main dans les cheveux, se grattant vigoureusement la tête, comme pour dissiper son découragement.

— Comment il est arrivé à s’échapper, je ne sais pas, et lui non plus sans doute. On a juste échangé quelques signes.

Lars se leva et se mit à arpenter le salon, baissant la tête.

— Il se pourrait très bien que les Anciens le surveillent et attendent.

— Nahia et Hauness sont en sécurité ?

D’un sourire, Lars la remercia de cette prévenance.

— Ils avaient une consultation à Ironwood, dit-il, agitant la main en direction du nord, au moment de ta disparition. Ce sont la Cité, Gartertown et le Port qui ont supporté le pire des fouilles et des arrestations. Et ta disparition a servi de prétexte à la Sécurité pour mettre des dissidents connus en détention protectrice.

— Combien sont-ils ?

— En détention protectrice ? Ma chère Ligueuse, ces chiffres ne sont jamais rendus publics.

— Une estimation informée ? Le suicide est une forme de protestation contre la société, la taille de la population en D.P. en est une autre.

Lars secoua la tête.

— Hauness pourrait peut-être arriver à le savoir mais, poursuivit-il en se remettant à branler du chef, je ne veux pas risquer de la contacter en ce moment.

Killashandra le considéra un long moment, la peur au ventre, sensation qui n’avait rien à voir avec la faim lui nouant l’estomac.

— Je t’ai rendu aussi vulnérable que ceux qui sont en D.P., c’est bien ça ?

Lars haussa les épaules en souriant.

— Si tu n’avais pas affirmé que j’étais ton sauveur, je serais en ce moment dans une cellule de réhab en train de cracher ma cervelle.

— Et après mon départ ?

De nouveau, il haussa les épaules avec un clin d’œil impudent.

— Tout ce qu’il me faut, c’est une demi-journée d’avance sur eux. Une fois que je serai dans les îles, il n’y aura pas une équipe de Sécurité capable de me retrouver si je ne veux pas qu’on me trouve.

Il semblait si confiant qu’un instant Killashandra faillit le croire. Comme s’il sentait ses doutes, il se pencha vers elle, ses yeux d’un bleu plus vif que jamais, un sourire provocant aux lèvres.

— Cher Rayon de Soleil, si ça ne sonnait pas si banal, je te dirais que ta rencontre a été le point culminant de ma vie. Et t’avoir vue confondre les Anciens Torkes et Ampris sont des scènes dont le souvenir éclairera toujours mes heures les plus sombres…

— Qui se passeront peut-être dans une cellule de réhab !

— Je connais le risque, mais il en vaut la peine, Killa !

Il l’embrassa effleurant à peine ses lèvres mais cela lui fit vibrer le sang aussi fort que le crystal.

— À propos d’Anciens, dit-elle, s’efforçant de dissiper leur angoisse, nous commencerons à monter le crystal aujourd’hui.

Elle se leva au prix d’un effort certain puis elle vit la tête qu’il faisait.

— D’accord : monter et accorder le crystal, ça ne te mettra pas dans les petits papiers des Anciens, mais ce sont des spécialités très utiles partout ailleurs dans la FMP.

Lars éclata de rire.

— Si nous avions assez de mondes et de temps…

— Insolent ! s’esclaffa Killashandra Ree…

Mais il valait mieux commencer la journée par un humour déplacé que mariner dans son angoisse.

Lars apprit aussi vite que Killashandra s’y attendait. Ils avaient déjà monté six blocs quand l’Ancien Ampris apparut dans la salle, Thyrol regardant anxieusement du seuil. Killashandra perçut d’abord un filet d’air frais, et jeta un rapide coup d’œil en direction des intrus. Lars tenait le crystal, parfaitement immobile.

— Vous sentirez une très légère tension superficielle, puis une tension presque électrique quand les griffes seront assez serrées. C’est alors que vous me préviendrez.

Elle serra les montures, les doigts frôlant légèrement le crystal pour en sentir la tension.

— Là ! dit Lars.

— Exact !

Elle frappa le crystal de son petit marteau. Une note grave et vibrante s’éleva, se répandit dans la pièce, si belle que les deux gardes risquèrent un rapide coup d’œil à l’intérieur. Une réponse discordante partit des bidons couverts contenant les éclats. Puis elle se leva et se retourna vers les assistants.

— Et voilà comme on procède, Ancien Ampris.

Les yeux noirs d’Ampris brillèrent, et il contorsionna sa bouche en un sourire qu’elle interpréta comme approbateur.

— L’octave des graves est toujours la plus facile à installer et accorder, pour une raison inconnue, poursuivit aimablement Killashandra. Le travail avance bien.

— Et ?

Killashandra perçut une curieuse vibration dans ce simple mot. L’Ancien Ampris semblait très impatient de voir les réparations terminées, et ce ne pouvait pas être uniquement pour permettre aux musiciens de répéter. Il manifestait également une nervosité peu dans son caractère, frottant constamment ses doigts contre son pouce.

— Je crois que tout le clavier sera terminé demain soir. Installez les deux montures suivantes, voulez-vous, Lars ? N’ayez par peur, je vous surveille !

Killashandra s’éloigna du coffrage et vint se placer au côté de l’Ancien Ampris.

— Il est rapide et adroit ; et, dès que je serai sûre qu’il fait bien le travail, nous partirons chacun d’un bout pour nous rejoindre au milieu.

Le sourire d’Ampris la mit sur ses gardes.

— Vous serez donc sans doute très heureuse d’avoir une aide compétente.

— Compétente ?

Killashandra regarda Lars qui s’était arrêté de travailler, détectant une certaine suffisance dans le ton d’Ampris.

— Ne vous retrouvant nulle part dans la Cité, nous avons averti votre Ligue de votre disparition. Et demandé un…

Le sourire d’Ampris prit une nuance d’excuse.

— … un remplaçant. La situation était urgente, comme vous le comprendrez, j’en suis sûr.

— Il faut près de dix semaines pour passer du système de Scoria dans celui d’Ophtéria.

— Pas par courrier exprès de la FMP.

Ampris inclina brièvement la tête.

— Votre Ligue vous estime hautement, Killashandra.

— Vous ne leur avez pas communiqué la nouvelle de mon sauvetage ?

— Mais si, naturellement, dit Ampris avec déférence. Nous ne pouvions pas savoir que la Ligue Heptite réagirait si vite. Le vaisseau-courrier est entré dans notre atmosphère, et au moment où je vous parle, il est en train d’atterrir à l’astroport.

— Trag !

Il n’y avait aucun doute dans l’esprit de Killashandra ; c’était Trag qu’on envoyait.

— Je vous demande pardon ?

— Lanzecki aura dépêché Trag.

— Il est compétent ?

— Éminemment. Toutefois, plus nous aurons avancé le travail, plus vite nous pourrons le terminer, Trag et moi. Si vous voulez bien nous excuser, Ancien Ampris ?

Killashandra fit signe à Lars de continuer.

— Encore une chose, Ampris, dit Killashandra, bien qu’il n’eût pas bougé, il faudrait faire enlever ces bidons de crystal brisé et les entreposer dans la salle où nous instruirons les apprentis – Trag ou moi. Les plus gros fragments nous seront utiles, mais ici, leurs résonances sont très gênantes.

— Oui, et nous aimerions changer les moniteurs, Ligueuse, maintenant que les réparations sont presque terminées.

Ampris fit un signe à Thyrol, qui donna les ordres adéquats aux gardes. Killashandra s’abstint de regarder Lars.

— Ne ballottez pas les bidons, conseilla Killashandra comme les gardes emportaient le premier.

— Bon, dit Killashandra quand la porte se fut refermée, les éclats nous seront plus accessibles maintenant. Nous pourrons subtiliser ceux qu’il nous faut. Tu pourrais te procurer un petit sac de plasmousse ?

— Oui. Qui est ce Trag ?

— Ce qu’on pouvait espérer de mieux. L’Administrateur Général de la Ligue.

Elle gloussa.

— Il vaut mieux qu’une armée, et certainement mieux que n’importe quel autre chanteur-crystal qu’ils auraient pu choisir. Un vaisseau-courrier ! C’est flatteur !

— Je ne sais pas, mais je trouve qu’Ampris a l’air trop content.

— Oui, et piaffant d’impatience.

Killashandra imita les gestes nerveux d’Ampris, et Lars hocha sombrement la tête.

— Il lui tarde seulement que les réparations soient terminées ? Ou qu’on vide cette salle définitivement ?

Elle se tourna légèrement, pour faire face au mur qu’ils ne savaient pas déplacer.

— Pourquoi ?

Elle se mordilla les lèvres, s’efforçant de résoudre ce mystère. Puis, avec une exclamation de triomphe, elle passa les mains tout autour du coffrage, en examina attentivement le couvercle.

— Qu’est-ce que tu cherches, Killa ?

— Du sang ! Tu en as vu sur les fragments que tu as ôtés ?

— Non… Pourtant, si Comgail a été tué par ça, fit-il, montrant les blocs qu’ils venaient d’installer, il devrait y avoir du sang quelque part.

— Il n’y a pas eu une version autre que l’officielle de la mort de Comgail ?

— Si. J’ai eu la chance de parler avec une infirmière, et elle m’a dit qu’il était couvert de sang, avec des éclats de crystal dans les yeux, le visage et la poitrine.

— Avec un peu d’aide, peut-être ? Mais sais-tu avec certitude si c’est Comgail qui a détruit le clavier ?

Lars hocha lentement la tête, le regard morne, le visage inexpressif.

— Et il avait mentionné qu’on accédait aux unités subliminales par la salle de l’orgue.

De nouveau, Lars hocha la tête, et ils braquèrent les yeux sur le mur.

— C’est Comgail qui était chargé de la maintenance de l’orgue du Festival ?

Lars inclina passivement la tête, et Killashandra se passa la main sur le visage, exaspérée.

— Est-ce qu’Ampris a jamais composé ou interprété de la musique ? demanda-t-elle, hors d’elle.

L’air stupéfait de Lars lui donna la réponse.

— Pas étonnant qu’on, l’ait toujours sur le dos ! s’écria-t-il, la serrant dans ses bras avec jubilation. Pas étonnant qu’il lui tarde que les réparations soient terminées ! Il ne peut pas accéder aux unités subliminales tant que nous n’avons pas fini ! Il ne peut pas modifier les subliminaux pour les concerts de cette année. Oh, Killa, tu as trouvé ta solution !

— Pas tout à fait, dit-elle en riant. Je suppose seulement que c’est le clavier qui débloque le mécanisme. Mais je n’ai aucune idée de la musique qu’il utilise. Ce pourrait être n’importe quoi…

— Non, pas n’importe quoi, s’écria Lars, secouant la tête avec un grand sourire. Je mettrais ma tête à couper que je sais…

— Je n’aime pas que tu parles comme ça, murmura-t-elle.

Lars la rassura d’un sourire et poursuivit :

— Tu te rappelles ce que tu as dit sur les bureaucraties qui trouvent un mécanisme et s’y tiennent ? Eh bien, Amplis utilise un seul et unique thème musical pour le Festival.

— Mais alors, toute la planète doit le connaître ?

— Quelle importante ? Il faudrait toujours avoir accès au clavier pour s’en servir, non ?

— C’est vrai. Quel est ce thème ?

Il fredonna ta-ta-ta-ta, à la stupéfaction de Killashandra.

— Mais c’est un plagiat éhonté ! Ampris a emprunté ce thème à un compositeur du XVIIIe siècle nommé Beethoven !

— Qui ?

Killashandra leva les bras au ciel, exaspérée.

— Assez de suppositions, Lars. Il faut terminer ces réparations le plus vite possible.

— Et Trag ?

— Nous n’avons rien à craindre. Si nous arrivons seulement à terminer les basses, nous aurons quelque chose à lui montrer. J’espère.

Elle donna deux montures à Lars et en prit deux également.

— Tu ne connaîtrais pas, par hasard, la signature de la composition d’Ampris ?

Lars fit non de la tête.

— Zut ! fit-elle. Tant pis, il faudra s’en tenir à l’original.

Parce qu’ils se dépêchaient, nerveux d’anticipation et d’espoir, les mains moites d’impatience, il leur fallut s’y reprendre à trois ou quatre fois pour mettre en place les trois blocs suivants. Lars grommelait des imprécations quand Killashandra s’apprêta à tester le troisième.

À peine avait-elle frappé le crystal que la porte s’ouvrit, et que la haute silhouette de Trag s’encadra sur le seuil.

— Ah, Trag, tu ne pouvais pas arriver plus à propos. Nous avons les mains pleines de pouces en ce moment. Une main sûre et un esprit neuf vont faire merveille !

Trag inclina légèrement la tête, entra, avec un rapide coup d’œil à Lars, puis considéra leur travail d’une œil critique. Killashandra ignora Ampris, Torkes, Thyrol et Mirbethan, qui entrèrent dans le sillage de Trag. Ce dernier s’empara du petit maillet et frappa légèrement chaque crystal l’un après l’autre.

Trag se contenta de hocher la tête. Lars ouvrit la bouche pour protester, mais Killashandra le fit taire du regard. Il ne faisait jamais de compliments, et son silence valait toutes les louanges. Pourtant, un court instant, elle fut saisie du désir irrationnel de lui jeter ses bras autour du cou, désir qu’elle réprima aussitôt sans le trahir ne fût-ce que par un sourire.

L’Ancien Torkes, plus charognard que jamais, semblait sur le point de s’avancer, mais se ravisa, réalisant sans doute que la masse de Trag réduisait sa propre stature à l’insignifiance.

— Vous venez d’arriver, Ligueur et, comme il est midi, nous vous avons préparé des rafraîchissements… commença Torkes.

Trag refusa la proposition du geste.

— Vous nous avez donné à entendre que l’affaire était de la plus haute urgence.

— Nous avons besoin de manger, dit Killashandra d’un ton acerbe. Faites-nous apporter un repas, dit-elle, prenant une monture tandis que Trag sortait le crystal suivant de son lit de plasmousse. Nous pourrons peut-être même terminer aujourd’hui si personne ne vient nous déranger.

— Pas tout à fait, rectifia Trag de son ton définitif, levant le crystal dans la lumière.

Satisfait de son inspection, il rabaissa les bras et, se tournant vers les assistants, ajouta en montrant la porte :

— Si vous voulez bien…

Killashandra, les yeux fixés sur le visage impassible de Lars, eut du mal à réprimer un éclat de rire devant la consternation, la fureur et l’indignation émanant des quatre gros bonnets ophtériens. Mais elle n’avait plus les mains moites et tremblantes et, avec Lars pour resserrer la monture opposée à la sienne, ils s’apprêtèrent à fixer le crystal dès que Trag l’aurait inséré à sa place, Killashandra termina la fixation en même temps que Lars, Trag prit le maillet pour la vérification cérémonielle, et un « ré » vibrant et clair rompit le silence de la salle.

— Encore deux, Trag, et je crois, que nous aurons quelque chose à te montrer, dit-elle, prenant d’autres montures. Je te présente Lars Dahl.

— Amant posant au garde du corps ! Jeune homme aux activités les plus louches ! dit Trag avec brusquerie, fixant sur lui un regard lourd de méfiance.

De la main, Killashandra réprima les protestations bien compréhensibles de Lars qui se contenta de sourire, approuvant cette définition de la tête.

— Selon l’Ancien Torkes ou l’Ancien Ampris ? demanda Killashandra, regardant Trag avec un grand sourire.

Trag ramena son attention sur elle.

Si elle n’avait pas été aussi sûre de sa cause, elle aurait eu du mal à ne pas perdre contenance sous ce regard paralysant.

— J’entendrai tes explications plus tard, mais je te préviens, Killashandra Ree, que la Ligue voit d’un très mauvais œil l’un de ses membres négliger ses obligations contractuelles pour quelque raison personnelle que ce soit…

Killashandra le regarda, sidérée.

— Mais tu m’avais toi-même chargée de deux missions, Trag…

— La secondaire était considérablement moins importante que la primaire… dit Trag, montrant de la main l’installation non terminée.

— Les deux sont plus étroitement liées que vous ne l’imaginiez, Lanzecki ou toi, quand vous avez accepté ce contrat. Et le kidnapping n’était pas prévu sur cette planète conservatrice d’Ophtéria, si respectueuse de l’ordre. Exact ? Pourtant, consciente de ma principale obligation, poursuivit-elle, laissant son indignation percer dans sa voix, j’ai traversé à la nage de dangereux bras de mer pour m’évader de l’île où l’on m’avait abandonnée. Confondant tout le monde et parvenant à revenir remplir ma première obligation contractuelle.

Trag se contenta de hausser les sourcils.

— Dis-moi, Trag, que penses-tu du conditionnement subliminal ?

Les yeux impassibles de Trag se dilatèrent imperceptiblement.

— Le Conseil de la Fédération des Mondes Pensants a déclaré toute forme de conditionnement subliminal criminelle et punissable d’expulsion de la Fédération.

— Alors, si j’étais un Ancien, dit Lars d’un ton légèrement amusé, je ne serais pas si prompt à accuser quelqu’un d’activités hautement louches.

— Si tu veux bien nous aider à installer les deux blocs suivants, Trag, je crois que nous pourrons te prouver nos allégations, dit Killashandra.

— Si tu ne peux pas les prouver, Killashandra Ree, tu seras passible d’un châtiment sévère.

— Alors, ne serait-il pas bon que j’aie raison ?

— Ligueur, j’ai été soumis moi-même au conditionnement subliminal, dit Lars, percevant l’infime incertitude de Killashandra.

Trag tourna son regard pénétrant sur l’îlien.

— Ce qui rend le conditionnement subliminal si insidieux, Lars Dahl, c’est que la victime, en est totalement inconsciente.

— Seulement si elle n’y est pas préparée, Ligueur. Mon père, autrefois Agent de la Fédération, avait pu nous mettre en garde, moi et d’autres amis, contre les subliminaux électroniquement induits. Et qui, ajouterai-je, sont particulièrement adaptables aux violentes émotions provoquées par l’orgue sensoriel.

— Autrefois Agent de la Fédération ?

Killashandra crut sentir que l’intransigeance de Trag faiblissait.

— Piégé ici par la même interdiction qui empêche les Ophtériens de jouer leur rôle dans les entreprises galactiques, répondit Lars. Le contact avec le Conseil Fédéral vient juste d’être rétabli, après une coupure de près de trente-trois ans…

Killashandra et Trag entendirent le bruit imperceptible au même instant, et prirent les poses qu’il fallait pour faire croire à une interruption de leur travail quand la porte s’ouvrit. Escorté de Mirbethan, un garde entra, roulant devant lui la table de leur déjeuner.

— Laissez ça là, Mirbethan, dit Killashandra, lui montrant la table d’une main pleine de montures. Nous allons bientôt faire une pause.

— Mais pas celle qu’ils croient, murmura Lars quand la porte se fut refermée.

Trag le gratifia d’un nouveau regard intimidant, que Lars soutint sans broncher, avant de lui montrer le coffrage de la tête.

— Après vous, Ligueur.

— Pourquoi trois blocs de plus ? demanda Trag.

— Cette salle n’a que la moitié de la longueur de l’espace disponible derrière la scène où se trouve la console de l’orgue, dit Lars. Nous pensons que les unités subliminales sont cachées derrière ce mur et accessibles grâce à une séquence musicale activée par ce clavier. Nous avons des raisons de penser que Comgail, qui a prétendument détruit le clavier – Trag haussa un sourcil perplexe – a été assassiné parce qu’il avait découvert cette clé, et non tué par les éclats du crystal. Pour la destruction du clavier, on l’aurait simplement expédié en réhab.

— Qui est responsable de la programmation subliminale ?

— Mon candidat personnel serait Ampris, dit Lars avec un sourire malicieux. Il a une formation de musicien.

— Ce ne serait pas nécessaire pour frapper des notes dans un ordre déterminé, dit Trag.

— C’est vrai, mais il en sait autant sur l’orgue que n’importe quel interprète ; et il est devenu directeur du Conservatoire à peu près à l’époque où le conditionnement subliminal a commencé. C’était peu après l’arrivée de mon père, qui venait enquêter en vue de la révocation de l’interdiction de voyager. Torkes a toujours été partisan du contrôle de la population par la propagande. Et ce que fait un Ancien, les autres l’approuvent toujours. De plus, le conditionnement subliminal les affermit dans leur pouvoir.

— Faites en sorte que je rencontre votre père, Lars.

Lars sourit.

— Ses références sont aussi douteuses que les miennes, Ligueur. Et je doute que nous puissions le contacter. En tout cas, nous allons bientôt avoir la preuve qu’il nous faut. Alors, Ligueur, ma cause est bonne ?

— Trois blocs de plus ? dit Trag, sans rien révéler de ses pensées.

— Deux, dit Killashandra, si nous utilisons le thème original.

Trag émit un grognement à peine audible à cette remarque, puis prit le crystal suivant et fit signe à Lars de placer la monture.

Killashandra n’arrivait pas à se concentrer sur sa tâche, réalisant tout ce qui dépendait de la véracité des assertions des dissidents. Avait-elle vraiment laissé leurs rapports amoureux influencer son jugement ? Ou ses impressions favorables sur Nahia, Hauness et les autres affecter sa pensée ? Mais il y avait aussi Corish von Mittelstern et Olav Dahl. À moins que ça ne fit partie d’une machination compliquée ? Elle serra délicatement la monture du second crystal, l’impression d’être comme l’oiseau sur la branche, avec une scie à la main. Elle n’osa pas regarder Lars, de l’autre côté du coffrage ouvert quand ils se relevèrent tous les deux.

Aussi impassible que jamais, Trag tendit le maillet à Lars. Lars adressa à Killashandra un sourire à la fois bravache et rassurant, puis tapa la séquence : ta-ta-ta-ta, ta-ta-ta-ta. Pendant une seconde angoissante, rien ne se passa, et Killashandra sentit toutes ses forces la quitter avec le gémissement qu’elle fut incapable de réprimer. Gémissement auquel répondit en écho un bruit étouffé et une légère vibration du sol. Stupéfaits, Killashandra et Lars baissèrent les yeux, mais Trag les garda levés vers le plafond.

— Astucieux, commenta-t-il comme le mur s’enfonçait lentement, et, à leur intense soulagement, silencieusement, dans le sol. Astucieux et totalement condamnable.

Dès que le mur leur arriva au genou, Trag l’enjamba, Lars sur les talons.

Pour un homme de sa corpulence, Trag évoluait avec une vitesse et une économie de mouvements remarquables. Il fit un tour complet de la salle secrète, son regard allant d’une machine à l’autre, identifiant chacun des éléments compliqués du système et le terminal activant les unités. Il termina son circuit aux trois gros câbles constituant l’interface entre les deux séries d’ordinateurs.

— Personne n’est venu ici depuis assez longtemps, dit-il enfin, devant la fine couche de poussière recouvrant les coffrages.

— Inutile, Ligueur.

— Vous pouvez m’appeler Trag.

Lars lança un regard triomphal à Killashandra qui, l’oreille appliquée contre la porte, surveillait l’arrivée de gêneurs éventuels. Rien ne devait les déranger dans ce moment critique.

— Trag. La dose annuelle pour les Ophtériens est diffusée peu avant le Festival et le début de la saison touristique. On accorde alors à tous les Ophtériens « l’opportunité et le privilège » – et la voix de Lars prit une nuance sarcastique – d’assister aux concerts préliminaires des lauréats de l’année. C’est alors que les Continentaux reçoivent leur dose, qui induit en eux un contentement béat jusqu’à la fin de la Saison. Puis c’est au tour des touristes de recevoir leur dose, qui contient généralement assez d’ophtérianismes pour les empêcher d’accepter des messages à poster en rentrant chez eux. Certains ne rentrent jamais, étant tombés amoureux du mode de vie naturel ophtérien, tellement supérieur au leur.

Trag cessa de considérer les câbles fascinants.

— Combien sont-ils à échapper à ces sessions de conditionnement ?

— Parmi les Continentaux, très peu, quoique certains aient découvert indépendamment les images subliminales.

Lars se tourna vers Killashandra.

— Nahia, Hauness, Brassner et Theach. Depuis dix ans, ils mettent sur leurs gardes ceux qu’ils pensent dignes de confiance.

— Les Anciens savent-ils que certains échappent au conditionnement ? demanda Killashandra.

— On compte les présences aux concerts, qui sont enregistrées dans les Ordinateurs Centraux.

— Mais les îliens n’assistent pas aux concerts, non ? gloussa Killashandra, heureuse de cette occasion de se détendre les nerfs.

Elle avait eu peur, un moment, devant l’attitude sévère de Trag.

— Je crois qu’il est temps de mettre un terme à cet envoûtement pernicieux, dit Trag.

Il sortit de sa poche de poitrine une unité manuelle du genre utilisé pour tester les systèmes de programmation, et la posa sur le cabinet le plus proche.

— Il s’agit simplement de reprogrammer le mixeur sensoriel principal et le mettre en dérivation par rapport au générateur subliminale. Ce qui devrait inhiber le processeur subliminal sans laisser de traces physiques de modification.

Tirant de la même poche un de ces gros couteaux dont se servent les chanteurs-crystal sur le terrain, il ouvrit la plus longue lame, fendit avec soin la gaine plastique, et la rabattit en arrière pour dégager le faisceau de fils multicolores.

Sous les yeux attentifs de Killashandra, Trag appliqua son vérificateur de systèmes contre le faisceau, et procéda à une lecture préliminaire. Tandis qu’il méditait les résultats, elle ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil dans la salle subliminale. Ces appareils lui répugnaient, qui violaient tous les préceptes du respect de la vie privée si naturels sur Fuerte ; elle se sentait souillée rien qu’à les regarder.

— S’il n’y a pas de courant… commença Lars.

— J’ai suffisamment d’expérience avec ce genre d’appareillage, Lars Dahl.

Trag entra des instructions sur son unité manuelle, regarda l’image du petit écran vidéo, et un muscle de sa joue se contracta.

— La sous-routine du subliminal fonctionnera lors des vérifications, et indiquera les modes de programmation sélectionnés par leur listing de programmes, mais je place un blocage de sécurité.

Ce disant, il appliqua son appareil contre le fil rouge du câble, et abaissa la manette principale.

Je n’ai pas l’équipement nécessaire pour générer un programme de désintoxication.

— Dommage, dit Killashandra, sincèrement consternée.

— Là, dit Trag, à moins qu’on ne sache ce que j’ai fait exactement pour inhiber le processeur subliminal, l’altération est irréversible. Laissons les Ophtériens programmer cet ordinateur pour toutes les images qu’ils veulent. Aucune n’atteindra l’esprit des gens qu’ils visent à pervertir.

Trag remit la gaine plastique en place, la pressa fermement contre le faisceau de fils. Malgré ses efforts Killashandra ne parvint pas à distinguer à quel endroit la gaine avait été fendue.

— Et vous témoignerez devant le Conseil Fédéral ?

Lars attendit la réponse, impatient et tendu.

— Nous témoignerons tous devant le Conseil, jeune homme, répondit Trag.

Lars hocha la tête, mais avec un sourire ironique.

— C’est le témoignage d’un chanteur-crystal qui aura du poids, Ligueur Trag, et non celui d’un îlien aux motivations suspectes.

— Même s’il parvenait à quitter la planète, Trag, dit Killashandra. Tu te rappelles l’arc lumineux de l’astroport ? Il n’a pas brillé, provoquant l’arrivée de gardes armés ?

Trag hocha la tête.

— Sauf quand je suis passé dessous.

— Cet arc détecte un résidu minéral déposé dans les os des Ophtériens, dit Lars, et dans ceux qui y séjournent plus de six mois. C’est ainsi que mon père est resté piégé ici.

Trag écarta cette difficulté d’un geste désinvolte.

— J’ai en ma possession un mandat d’arrestation pour la ou les personnes responsables de l’enlèvement de la Ligueuse, ce qui devrait vous mettre à l’abri des représailles.

— Tu es venu bien préparé, Trag, dit Killashandra avec un sourire approbateur. Mais si tu déclares que Lars est le ravisseur, il faudrait emmener avec nous toute la population des îles.

Trag se tourna vers lui pour confirmation, et Lars hocha la tête.

— Je n’avais pas prévu de quitter Ophtéria, dit-il, avec un sourire embarrassé ; en revanche, je suis certain que mon père ne demandera pas mieux. Mais il faudrait un vaisseau entier pour évacuer tous ceux qui sont passibles de la vindicte des Anciens. Voilà des années que les Anciens cherchent un prétexte pour arrêter toute la population adulte des îles. Ils finiraient tous en réhab. Sauf, bien sûr, si vous avez aussi l’autorité pour suspendre tous les fonctionnaires gouvernementaux suite à cette accusation.

Trag garda un long moment le silence, considérant Lars pensivement. Puis il exhala lentement.

— Le Conseil Fédéral m’a donné des pouvoirs étendus, mais pas à ce point-là.

Il avança un peu le menton.

— Si l’on avait soupçonné ces subliminaux…

Il se tut, son mépris pour une fois visible à son expression.

— Ne révélons pas prématurément ce que nous savons.

Ils effacèrent soigneusement toutes traces de leur passage. Ni l’un ni l’autre n’avait touché les cabinets ou les fichiers, de sorte que ce fut vite fait. Pendant ce temps, Killashandra était retournée à la porte épier les bruits d’approche éventuels.

Trag réexamina le câble, le regardant sous tous les angles pour s’assurer que son incision était invisible à tout œil non prévenu. Il inspecta une dernière fois la pièce du regard, puis, apparemment satisfait, regarda Lars et Killashandra, attendant qu’ils agissent.

— Eh bien, refermez !

Killashandra eut un éclat de rire, plus strident qu’amusé.

— Comment ?

Lars gloussa et prit le maillet dans sa main sans force.

— Je vais trouver quelque chose qu’il aime…

Il frappa la même séquence de Beethoven. Le mur réagit aussitôt, remonta, rencontrant le plafond avec un bruit sourd mais à peine perceptible. Trag jeta un dernier coup d’œil sur le logement du câble, puis s’écarta du mur en haussant les épaules.

— Je te conseille de manger quelque chose, Killashandra. Tu es bien pâle. Sans doute la conséquence de l’exécution simultanée des deux missions que t’a assignées ta Ligue. Lars Dahl, installez la monture suivante.

 

Killashandra
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